
Le tir frappe l'oiseau qui sort la tête
Mon sac à l'épaule, j'entrai dans la salle de classe en avance, ce qui était contraire à mon habitude. Le professeur n'était pas encore arrivé ; seule une dizaine d'élèves étaient là, discutant à leur grès. Avec précaution, je disposai mes cahiers et ma trousse sur mon pupitre. Par mégarde, mon livre de physique chimie tomba par terre et gît là, aux pieds de mes camarades. En le ramassant, je m’aperçus d'un changement. Ce n’était plus des bavardages qui retentissaient derrière moi, mais des paroles chuchotées, tenues secrètes. Puis un rire mauvais vola en éclat, m'atteignit et me blessa. Un rire bref, mais effroyable, qui courut le long des vertèbres de mon dos. Je n'osais pas me retourner vers les êtres stupides qui en étaient à l’origine. Et puis de lugubres pulsions monopolisaient mon cerveau et m'empêchaient d'exécuter le moindre geste : cette mascarade avait trop duré et je me devais d'y mettre fin.
Munie d'une paire de ciseaux, je donnai rendez vous le soir même à l'un de ces êtres malfaisants dont l'existence n’a point d'intérêt, dans un couloir peu fréquenté du lycée. Un geste précis de ma main droite détenant l'arme suffit pour le mettre à terre. J'allais pouvoir rentrer chez moi sans ce poids qui me meurtrissait la gorge, ni ces entraves qui, sans cesse, limitaient mes mouvements. J'étais enfin vengée par ce crime impeccable. C’est alors qu’une étrange amphore de cristal m’apparut, flottant radieusement dans les airs.
Le cristal de cette amphore était si fin que seuls ses contours sinueux en ressortaient. Mes yeux rougis et exorbités la fixaient avec angoisse et obsession. Le vacillement du faisceau lumineux produit par les néons éclairait le résultat de mon odieuse expérience. Mon pied écrasa cette chair pâle, froide, d’un calme sublime. Le sang du cadavre bouillant attisait mes nerfs. Cet instant de jubilation, dont la durée n’avait pas été définie, se transforma en une autre chose, ou plutôt, une autre émotion. Inconnue, envahissante, oppressante. Peut-être était-ce cela, le dégoût ? À mesure que je le regardais, le cristal se troublait. Comme si de mes pupilles jaillissaient des cendres. L'amphore était maintenant presque opaque, mais je me trouvai dans l’incapacité d’en détacher mon regard. Au fond du couloir, des bruits de pas résonnèrent. C’était là le peuple avide de monstruosités. Déstabilisée, je laissai mon corps s’engourdir sous l’effet de l’angoisse.
Je m'éveillai dans un songe. Je me trouvais allongée dans une barque, ignorante de la couleur indescriptible arborée par le ciel. La profondeur de l'océan sur lequel l'embarcation errait demeurait incalculable, surpassant les limites de mon imaginaire. Le vertige auquel j'étais sujette en témoignait. Épuisée par une vie antérieure dont je n'avais plus le souvenir, je me relevais péniblement. Ma peau était blanche, immaculée : pourtant, je gardais en mémoire les stigmates qui l'avaient entaillée. Quelqu'un avait pris le soin de les panser, avant de m'emporter dans ce rêve. Cette personne m'était connue, son visage était gravé dans mon inconscient. Même amnésique, l'oublier était impossible. Mon regard était le sien, et, à plusieurs reprises, je m'étais sentie portée par ses bras.
Je n'étais pas encore totalement connectée à ce nouvel univers car la bande sonore du lieu semblait avoir été coupée. Le vent, sage et puissant, guidait ma barque vers un horizon lointain. Seule présence humaine au milieu des reflets argentés des vagues, j'étais maintenant apaisée.
À la soudaine approche d'un rivage, la divagation de mes pensées fut stoppée. Un vaste amas de sable blanc sur lequel reposait un temple se leva devant moi. La barque heurta avec précision la berge prévue pour l'occasion. L'architecture de ce palais me semblait être celle du temple Meiji Jingu (2), le noir de l'ébène se détachant si bien de la clarté des sables. Au pied d'une montagne, l'impression ressentie devait être comparable à celle que suscitait ce large toit, exposant le subtil dégradé de teinte verdâtre de l'acier vieilli. Face à cette beauté trop imposante, j'arrivai à peine à respirer. D'un geste presque inconscient, je me déplaçai maintenant vers les fins piliers de bois ciselé qui supportaient le reste de la bâtisse. Les pièces d'ébène minutieusement enchevêtrées formaient une porte par laquelle j’entrai dans la demeure. Je longeai les murs du long couloir qui m'attendait, immergée dans la pénombre. À chaque pas, les tatamis auparavant inutilisés semblaient empreints d'aventure et de liberté. Une fois cette première allée parcourue, je m'engageai alors dans un second corridor. Sans ennui je déambulai dans cette interminable succession de couloirs, submergée par l'euphorie du dédale. Après un certain temps se présenta une impasse finis par un panneau de papier washi (3). Je le fis coulisser et pénétrai dans l’enceinte du sanctuaire.
Aucune chaleur n'émanait du jeune homme assis au centre de la pièce, vêtu d'un kimono noir. Seule une infime aura de bienveillance flottait autour de lui. Plonger mon regard dans le sien me suffisait pour comprendre qu'il s'agissait là d'un ange. Car oui, c'était là mon ange gardien, mon protecteur, mon allié dans ce grand combat qu'est la vie. À cette soudaine pensée, la hargne violente qui m'avait toujours habitée fut atténuée, du moins pendant une fraction de seconde.
« C'est ici que nous nous retrouvons, Alice. »
Alice n'était pourtant pas mon nom. Sans doute était-ce une allusion à la célèbre héroïne de Lewis Carroll, ayant elle aussi exécuté un périple onirique. Avant que cette phrase ne me parvienne, un instant s'était écoulé, tant j'étais fascinée par le visage de mon interlocuteur. À chacun de ses traits fins pouvait être substitué un rameau de cerisier fleurissant davantage à chaque regard lancé. Je ressentais notre ressemblance comme frappante.
Installé à la gauche de l'ange, un tokonoma4 attirait l'œil par l'étonnante amphore de cristal qu'il abritait. Cette dernière m'était apparue très clairement la veille, alors que j'ôtais la vie d'un camarade afin de mettre fin à de sordides souffrances. Pendant l'agonie de ma victime, elle avait progressivement perdu sa translucidité. Je me levai et m'installai face à l'alcôve. Contenant le film de mon existence ; les couleurs, les sons, les odeurs, les sensations et les sentiments rencontrés durant les quinze longues années de ma vie y étaient entreposés. Des épisodes d'un passé volontairement oublié resurgirent miraculeusement d'un néant artificiel. Je redécouvrais mon cauchemar avec terreur.
« Le tir frappe l'oiseau qui sort la tête. » (5)
Inlassablement, cette phrase résonnait dans mon esprit. Cependant, nulle colère n'advint et mes nerfs restaient d'acier. Sûrement parce que le triomphe de l'oiseau était cette fois incontestable. De mon malfaiteur, il ne restait que le pupitre dans la salle de cours et le nom barré sur la liste d'appel des professeurs. Mes autres camarades ayant ainsi perdu leur meneur étaient réduits au stade d'inoffensifs pantins.
L'ange se mit en mouvement, et me fit un léger signe de contentement, d'approbation – ou était-ce une salutation - , je ne savais plus trop. Quelque chose s'ajouta au silence sans que je ne sache quoi. Peut-être était-ce cette légère alarme qui retentissait alors dans la pièce, et menaçait de briser l'illusion. Il était temps de revenir au monde délaissé.
Le son désagréable de ma fréquence cardiaque me réveilla. Dans le but de me faire croire en ma propre survie, l'image des battements de mon cœur avait été affichée devant moi, sur un cardiofréquencemètre. En m'évanouissant, ma tête avait heurté le carrelage froid du couloir de la salle de mathématiques. Je me souviens parfaitement de l'impact de mes os contre cette surface plane et solide. J'émergeais tout juste de mes étranges visions quand la porte de la chambre d'hôpital s'ouvrit sur une procession de médecins et d'infirmières, dont les masques de papier blanc ne pouvaient dissimuler l'inquiétude et la terreur que je leur inspirais. J'étais un monstre. Sans scrupule, capable de tout. C'est ce que signifiaient leurs mouvements saccadés et leurs regards embarrassés qui ne croisaient jamais le mien. Je ne répondis évidemment pas aux quelques paroles faussement affables que le médecin tentait de m'adresser, il aurait été ridicule d'échanger sur de telles hypocrisies. J'avais faim, j’étais épuisée, et mon crâne abritait une douleur lancinante, insufflée par les perfusions implantées dans ma nuque.
Une infirmière apporta mon uniforme de lycée porté le jour du crime, puisque l'acte qui m'avait libéré fut ainsi désigné. Il avait été nettoyé, blanchi, puis repassé. On s'était acharné à détacher les nombreuses éclaboussures de sang qui le décoraient, pensant ainsi laver l'honneur de l'établissement que je fréquentais. Mais la conséquence de mon acte était ineffaçable. Par une simple suppression, je condamnais mes camarades à porter en permanence le vêtement d'une criminelle. Une tenue qui révélait leur cruauté.
Lorsque leurs discussions hostiles furent terminées, l'assemblée quitta la pièce, m'abandonnant à cette nuit épaisse, semblable à un immense fragment d'ébène venu du sanctuaire rencontré en rêve. Derrière la fenêtre ouverte, la lune perçait. Les astres ont le pouvoir de guider l'esprit dans les réflexions les plus profondes. C'est ce que j'avais l'audace d'affirmer en cette humble soirée d'été, agacée par l'éclairage cru de ma chambre d'hôpital.
La splendeur des temples shinto (6) était désormais regrettable. Mon songe venait de me le rappeler. Malencontreusement, mon statut de criminelle rendait la visite de sanctuaire impossible. Admirer l'ouvrage de la nation trahie était dorénavant un interdit. En même temps que ma douleur, la beauté allait se détacher de mon univers, jusqu'à ce que j'en oublie les vertus. Pourtant, cette même beauté demeurait en moi, et mon rêve venait d’en témoigner. Afin d'explorer une dimension où tout était admirable, il me suffisait de rester allongée quelque temps sur mon lit d'hôpital, les yeux clos. Là était mon échappatoire.
À présent, tout allait s’enchaîner. Le procès, puis mon emprisonnement. La honte de ma famille, puis la brutalité de leur déni. Mais un regard bienveillant était en permanence posé sur moi, j’en avais la certitude. Il n’appartenait ni à un humain, ni à une divinité. Seulement à un ange.
Après tout, le reste n’avait pas tant d'importance.
Au Japon, le harcèlement scolaire (appelé ijime (1)) est très récurant. Dans cette culture, la victime est souvent considérée comme fautive et ne bénéficie pas de soutien psychologique. Toutefois, certaines mesures de sécurité ont été prises par l'état durant ces dernières années.
À Kim Jonghyun.
2. Le Meiji Jingu, orthographié明治神宮, est un célèbre temple shintoïste situé Tokyo (arrondissement de Shibuya).
3. On désigne par washi (和紙) , le papier de fabrication artisanale connu pour sa légèreté, sa flexibilité et sa solidité. Ce dernier est notamment présent sur les cerf volants, ou sur les panneaux coulissants des maisons traditionnelles japonaise.
4. Il s'agit, en architecture japonaise, d'une alcôve servant à exposer divers objets d'art, tel qu'un bouquet de fleurs ou une estampe. En caractères japonais, le mot tokonoma s'orthographie 床の間.
5. Cette expression sur le harcèlement scolaire est couramment utilisée au Japon. Basée sur une métaphore, elle incite les élèves à ne pas se montrer différent de leur camarades, pour ne pas attirer les moqueries et autres brimades.
6. Le shintoïsme (神道) est une religion polythéiste, bien quelle puisse prendre de nombreuses formes, très répondues au Japon.
1. Ijime(苛め/虐め) signifie « intimidation » en japonais.