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    Alors que l'horloge indiquait 23h33, j'ouvrais la fenêtre de l'appartement, me saisissais d'un arrosoir et commençais à m'occuper de mes deux bonsaïs avec soin.

 

    Devant moi, par-dessus la rambarde du balcon, s'étendaient une dizaine d'arbres dont la taille n'était pas comparable à celle de ceux dont j'étais justement en train d'arroser la terre. Je pensais à leur santé physique et intellectuelle : à quoi aspirent-ils ? Nourrissent-ils une certaine fascination pour une espèce animale particulière ? Souhaitent-t-ils que je change leur régime alimentaire pour favoriser leur métamorphose ? Tandis que je commençai à profiter de l'apaisement que m'inspirait le calme du quartier en cette longue soirée d'été, les lumières agressives de Séoul me revinrent à l'esprit sans crier gare, et se superposèrent à la douce et quotidienne image des arbres de la rue. Cette vision me hantant depuis quelques semaines, je me sentis alors prise d'un profond désespoir. Il ne me restait plus que dix jours pour rédiger résumé, notes et commentaires sur ce fameux livre. Incompétence et manque de temps étaient les barreaux qui m'empêchaient de me mettre sérieusement au travail. Mais cette fois était différente. Il était si tard que les idées avaient eu le temps de fuser dans mon esprit. Je ne ressentais pas la fatigue et faisais glisser mon crayon sur le papier, ou plutôt, je relisais des passages du livre, les analysais et reportais par écrit informations et impressions. Les énigmes de ce manuscrit qui me paraissait aussi complexe que passionnant étaient en train de se dénouer sous mes yeux.

 

    J'appris le terme de triptyque cette année, lors de mes cours d'arts plastiques au collège. Trouvant ces assemblages insipides, je ne compris leur intérêt et leur beauté qu'après avoir considéré chaque pièce une par une, puis observé leur ordre et leur disposition. Ainsi, après avoir lu une première fois cet ouvrage, je relus les trois chapitres un à un avant d'établir les liens qu'ils possèdent. J'en arrivais donc à la conclusion suivante : cette œuvre réunit trois nouvelles  (" La végétarienne ", " La tache mongolique " et " Les flammes des arbres "), tel un tableau triptyque : à gauche, un mari excédé par la mutation de sa femme en créature végétale ; au milieu, un homme fasciné par l'inaccessibilité et la beauté de sa belle-sœur tantôt arbre tantôt humaine ; à droite, une femme compatissante envers sa jeune sœur qu'elle assiste, son corps se desséchant et son âme semblant s'être envolée. L'épouse du mari excédé, la belle-sœur de l'homme fasciné ; et la sœur de la femme compatissante sont en fait un même personnage du nom de Yonghye. C'est elle la végétarienne, celle qui apportera l'élément déclencheur de ces trois fables ...

Mon réveil fut malheureusement tardif, tout comme l'instant où le sommeil me prit.

 

    Quand un rêve me revient à l'esprit, j'essaie de comprendre quels sont les différents éléments de ma vie qui ont pu l'influencer. Or, ce matin-là, aucun rêve ne remontait à ma mémoire. Je m'emparai alors du livre pour lire les pensées oniriques de Yonghye. Une expérience fabuleuse que d'avoir accès aux songes d'autrui. Cet aspect de l'œuvre me plait particulièrement. Une fois visualisés, les rêves fragmentés, cachés derrière les paragraphes en italique qui ponctuent le roman deviennent terrifiants. En m'amusant à tisser des liens entre eux et la trame principale de l'histoire, je compris que Yonghye avait pris le chemin de la folie à partir du moment où elle s'était mise à vivre selon la voie que lui indiquait son rêve, lui-même dépendant de la réalité qu'elle vivait.

 

    En sortant de l'immeuble, je détournai ma trajectoire et me dirigeai vers les arbres ornant la rue. Jamais auparavant je ne m'y étais arrêtée. Une racine heurta mon pied. Il m'était difficile de distinguer le propriétaire de ce membre dans un tel enchevêtrement. Je songeais alors à cet article scientifique qui exposait une théorie selon laquelle l'arbre menait une vie sociale secrète sous terre en entremêlant ses racines avec celles de ses congénères, afin de permettre des échanges de nutriments. Il disait aussi que vivre entourés de leurs semblables était indispensable à leur bien-être. Communiquer est une capacité que possèdent les végétaux. Le mari de Yonghye ne m'inspirait guère de sympathie. Je trouvais que sa manière de relater ses pensées avec platitude au début du roman témoignait d'un certain désintérêt et manque de respect pour le lecteur, mais aussi pour ce dont il parlait. La haine que j'éprouvais pour lui grandissait pendant que les pages de mon livre défilaient. Cet être colérique et susceptible, visiblement dépourvu de tout courage, nourrit une telle obsession pour l'ordinarité qu'il en oubliera de se montrer sincère envers lui-même et attentif envers ses proches. Quelque chose se fracassa en moi lorsque j'appris au cours du second volet de l'œuvre qu'il finit par abandonner Yonghye et se considérer même comme la principale victime de cette histoire. Mais après réflexion, si l'on considère la transformation de Yonghye en arbre comme réelle, la capacité à communiquer de cette dernière ne serait réduite qu'aux yeux des humains: elle serait capable de dialoguer avec un autre arborescent. Son mutisme s'explique alors de cette manière. Tenir une conversation avec un individu dont la communication se fait sous terre est un acte relevant du surnaturel et est difficile pour un homme pensant de manière rationnelle. Doté d'un caractère impulsif, son mari répond par la violence face à l'incompréhension totale des maux de sa femme.

 

    Je parcourus les allées du supermarché. Sur certains produits fortement protéinés du rayon biologique mais ne contenant ni viande ni autre produit d'origine animale, il figurait une sorte d'étiquette signalant le produit comme "conforme au régime végétarien". Le végétarisme était présent tout autour de moi, pas seulement dans le livre. Un régime alimentaire si tendance, que beaucoup de gens s'étaient questionnés sur les possibilités de l'envisager. Je n'étais pas inclue parmi les individus ayant trouvé une bonne raison de se l'approprier. Je ne souffrais pas de troubles digestifs, n'avais aucun besoin d'amincir mon corps, ne croyais en aucune religion m'imposant un régime particulier et n'avais pas été assez sensibilisée au mal-être des poules élevées en batterie et à l'angoisse des bœufs attendant leur tour dans l'abattoir. Je n'avais jamais agi guidée par mes rêves. Un tel questionnement ne m'aurait surement jamais pris si la Corée du sud, un pays où le bœuf est la base de nombreux plats, avait été ma terre natale. Durant l'histoire, j'appris que la viande était un mets particulièrement apprécié dans la famille de Yonghye. Les parents de cette dernière durent alors se sentir trahis et souffrir en apprenant que leur fille ne souhaitait plus en consommer. Mais l'abandon de leurs deux filles est plutôt, selon moi, la preuve d'une honte face au reste de la société, que l'on pourrait comparer à celle du mari de Yonghye lors du dîner avec ses collègue au début du roman. Inhye ne semble plus la ressentir. Dans "Les flammes des arbres", tous les regards se posent sur elle lorsqu'elle monte dans le bus pour se rendre à l'hôpital psychiatrique. Mais cela n'a plus la force de l'affecter. Plus tard, elle comprend qu'elle aurait pu être "la végétarienne". Yonghye n'aurait-elle pas dit, en arrivant dans la clinique, que les arbres sont tous frères et sœurs ?

 

    Enfant, Inhye s'est donné pour mission de protéger sa sœur de la colère de leur père. Ainsi, elle s'est persuadée que cette dernière menait son enfance dans une totale insouciance. Cela n'est malheureusement qu'une illusion, Yonghye étant dotée d'un caractère stoïque. Une fois adultes, les deux sœurs suivent chacune une voie opposée. Alors que Yonghye renonce à sa féminité, sa sœur Inhye devient la gérante d'une boutique de cosmétique. Mais toutes deux, fatiguées par la vie, finiront par se rejoindre un jour de pluie,  dans la pénombre d'un hôpital psychiatrique.

 

    Dehors, les arbres auparavant si éclatants se furent mystérieusement assombris sous l'effet de l'éclairage grisâtre en provenance de ce ciel nuageux. Je fuis ce paysage d'une tristesse accablante et me refugiai dans ma chambre. Dès lors, je mis en route un disque de k-pop et commençai à rêver de mes chanteurs. Dans une ville lointaine, ils étaient là. Et j'avais besoin de les rejoindre. En contemplant les gouttes d'eau qui chutaient derrière la fenêtre, mes pensées divaguaient. Mon état physique n'était pas loin de celui de Yonghye dans la mesure où mon corps est en pleine mutation. Mon apparence est en constant renouvellement aux yeux de mes proches. D'année en année. De mois en mois. De moi en une autre moi. Au rythme des saisons qui passent, mes complexes défilent. Et j'essaie d'arranger chacun d'entre eux sans y parvenir. Certaines filles de mon âge basculent vers l'anorexie, la maladie dont souffre Yonghye, en suivant un régime amincissant afin de vaincre un complexe lié à leur poids. Mais Yonghye, quant à elle, n'est pas seulement complexée par son poids. Selon moi, c'est son anatomie d'humaine, qui la met mal à l'aise. Elle est en possession du même corps que son père, qui s'était montré violent envers elle durant son enfance, que sa mère, qui a manqué de sincérité à son égard, que son mari qu'elle dût servir pendant tant d'années, mais surtout que cette société rigide qui ne lui permet aucune dissemblance. Ce corps porte aussi en lui l'immesurable culpabilité d'avoir consommé divers cadavres d'animaux. Et puis il y a ces êtres dont les membres n'ont à supporter que le poids de légers joyaux de jades, se nourrissant uniquement d'eau minérale. L'idée de devenir l'une des leurs, remonte de son inconscient afin d'envahir ses rêves et les transforme en cauchemar. Mais sur le chemin la menant à cette existence pure et végétale, ou plutôt vers la folie, Yonghye brisera les codes sociaux établis par son entourage un à un. Son mari sera le premier à lui en faire le reproche: après tout, Yonghye ne serait-elle pas quelque peu égoïste ?

 

    L'un de mes deux bonsaï, affaibli par les radicaux changements de température en cet été pluvieux, ne se porta pas bien le jour suivant. La nuance de couleur qui teintait ses feuilles était plus proche du jaune que du vert. Je lui avais apporté des soins maximaux, et cela n'y avait rien changé. Quelque chose de morbide émanait du second de mes arbres. La conclusion que je pus tirer de leur état respectif n'avait rien de rassurant.

 

    Ma passion pour l'art du bonsaï  datait d'il y a quatre ans. Un engouement pour un arbre cultivé et torturé dans un pot que certains de mes proches trouvaient totalement absurdes. Ce fut tout d'abord une responsabilité terrorisante pour une enfant de 11 ans, leur vie dépendant entièrement de la mienne, mais je crus très hâtivement en leur bonheur. Les rayons du soleil se reflétaient sur leurs feuilles et ils disposaient régulièrement d'eau et d'engrais. Sans compter les nombreux soins (taille, rempotage) que je leurs apportais. Pourtant, je fus là, près du cadran de la fenêtre, à repenser à la fugue que Yonghye effectua en quittant l'hôpital, afin de rejoindre les différents arbres qui composaient la forêt. Cette fois, ce fut la solitude qui la guida.

 

    Seulement une dizaine de centimètres éloignait mes deux bonsaï l'un de l'autre. Mais aucun contact entre eux n'était possible. Après avoir appris que les arbres pouvaient ressentir une impression de solitude quand l'ombre d'une autre plante les dominait, je fis en sorte, en les installant à cet endroit, qu'ils soient tous deux à une même hauteur. Du balcon, peuvent-ils percevoir grâce à la photosynthèse les arbres de la rue ? Je n'en suis pas certaine, mais si cela est vrai,  une permanente envie de rejoindre ces derniers doit les avoir pris, et cela se manifeste sûrement par la dégradation de leur santé. De l'autre coté de la vitre, une humaine. Par-dessus la rambarde du balcon, leurs homologues. Ne possédant aucune capacité leur permettant de se déplacer, tenter une métamorphose en être humain est leur seul espoir. Cela me fit penser au synopsis d'un manga à la fois comique et romantique lu il y a quelques mois où une adolescente découvre que la plante verte "décorative" de sa chambre se transforme en un magnifique jeune homme, ne réclamant que de l'eau et l'affection de cette dernière.

 

    J'appréciais réellement la sinuosité des rides de l'écorce sombre, la surbrillance des feuilles gorgées de soleil, et ces renouvellement longs, constants et apaisants. Une fois jalousée, la beauté des végétaux peut devenir dangereuse et nuire à l'être humain. "La tache mongolique" en est le parfait exemple.

 

    Je ne peux plus leur mentir davantage. Le monde ne se limite pas à eux et moi. A contrecœur, je me munis de divers outils de jardinage, passe ma main tremblante à travers le cadre de la fenêtre pour extraire mes bonsaï des garde-corps et les glisse dans des sacs plastiques. Une idée me traverse l'esprit, je me mets à la recherche de l'ouvrage. Je descends les escaliers de l'immeuble, et une fois dehors, me déplace vers les arbres. Suite à la lecture de deux-cent-une pages de littérature coréenne, les travaux et les efforts de quatre années vont s'effacer en un très court instant ...

 

    Une demi-heure plus tard, deux nouveaux arborescents trônent là, au milieu d'arbres géants. Entremêlés à leurs racines, un livre. J'écoute les sons des arbres, puis remonte dans l'appartement. Les troncs s'élancent vers le ciel, les mots transpercent la terre.

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Les troncs s'élancent vers le ciel, les mots transpercent la terre

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